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mardi 10 août 2010

Les dettes odieuses tuent vraiment

Discours du Président Thomas Sankara du Burkina Faso

«La dette ne peut pas être remboursée parce que si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c'est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également.»

Thomas Sankara

Thomas Sankara (1949-1987) fut président du Burkina Faso (pays africain autrefois connu sous le nom de Haute-Volta), de 1983 à 1987. C'est lui qui changea en 1984 le nom du pays pour Burkina Faso, qui signifie «le pays des hommes intègres». Pour ne pas subir les dictats des financiers internationaux, il refusa toute aide du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Son pays semi-désertique, affamé, endetté, avec une mortalité infantile des plus élevée du monde, ne pouvait compter que sur lui-même. «Deux repas et 10 litres d'eau pour tous et tous les jours» devint son slogan et son programme; et en quatre ans, ce programme devint réalité: il avait en effet réussi à rendre son pays auto-suffisant dans le domaine alimentaire.

  

Cependant, le fardeau de la dette extérieure, accumulé par les gouvernements précédents, menaçait son pays. Le 29 juillet 1987, Sankara prononçait le discours suivant à la 25e Conférence au sommet des pays membres de l'OUA (Organisation de l'Union Africaine) à Addis-Abeba, en Éthiopie, appelant à un front uni tous les pays africains contre la dette, et déclarant, entre autres: «Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence!» Sankara fut assassiné le 15 octobre 1987, trois mois après ce discours.

Pour un front uni contre la dette
par le Président Thomas Sankara

Nous estimons que la dette s'analyse d'abord de par ses origines. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l'argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce sont les mêmes qui géraient nos États et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l'Afrique auprès des bailleurs de fonds, leurs frères et cousins.

Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer. La dette, c'est encore le néo-colonialisme où les colonisateurs se sont transformés en assistants techniques; en fait, nous devrions dire qu'ils se sont transformés en assassins techniques; et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement.

Des bailleurs de fonds, un terme que l'on emploie chaque jour comme s'il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez les autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés; on nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers; nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans, même plus c'est-à-dire que l'on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

Mais la dette, c'est sa forme actuelle, contrôlée, dominée par l'impérialisme, une reconquête savamment organisée pour que l'Afrique, sa croissance, son développement obéisse à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l'esclave financier c'est-à-dire l'esclave tout court de ceux qui ont eu l'opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l'obligation de rembourser.

On nous dit de rembourser la dette: ce n'est pas une question morale, ce n'est point une question de ce prétendu honneur de rembourser ou de ne pas rembourser. Monsieur le président, nous avons écouté et applaudi le premier ministre de Norvège lorsqu'elle est intervenue ici même, elle a dit, elle qui est Européenne, que toute la dette ne peut pas être remboursée.

La dette ne peut pas être remboursée parce que d'abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c'est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également.

Ceux qui nous ont conduits à l'endettement ont joué comme dans un casino; quand ils gagnaient, il n'y avait point de débat, maintenant qu'ils ont perdu au jeu, ils nous exigent le remboursement, et l'on parle de crise. Non! Monsieur le Président, ils ont joué, ils ont perdu, c'est la règle du jeu, la vie continue!

Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n'avons pas de quoi payer; nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette; nous ne pouvons pas payer la dette parce que, au contraire, les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer c'est-à-dire la dette de sang. C'est notre sang qui a été versé! On parle du plan Marshall qui a refait l'Europe économique mais on ne parle jamais du plan africain qui a permis à l'Europe de faire face aux hordes hitlériennes lorsque leur économie était menacée, leur stabilité était menacée.

Qui a sauvé l'Europe? C'est l'Afrique! On en parle très peu, on en parle si peu que nous ne pouvons pas nous être complices de ce silence ingrat. Si les autres ne peuvent pas chanter nos louanges, nous avons au moins le devoir de dire que nos pères furent courageux et que nos anciens combattants ont sauvé l'Europe et finalement ont permis au monde de se débarrasser du nazisme.

La dette, c'est aussi la conséquence des affrontements et lorsque l'on nous parle aujourd'hui de crise économique, on oublie de nous dire que la crise n'est pas venue de façon subite, la crise existe de tout temps et elle ira en s'aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leur droit face aux exploiteurs.

Il y a crise aujourd'hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus; il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l'étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l'Afrique; il y a crise parce que face à ces richesses individuelles que l'on peut nommer, les masses populaires refusent de vivre dans les ghettos, dans les bas quartiers; il y a crise parce que les peuples partout refusent d'être dans Soweto face à Johannesburg. Il y a donc lutte et l'exacerbation de cette lutte amène les tenants du pouvoir financier à s'inquiéter.

On nous demande aujourd'hui d'être complices de la recherche d'un équilibre, équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier, équilibre au détriment de nos masses populaires. Non, nous ne pouvons pas être complices, non, nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples, nous ne pouvons pas les accompagner dans leur démarche assassine.

Monsieur le président, nous entendons parler de club, club de Rome, club de Paris, club de partout. Nous entendons parler du groupe des cinq, du groupe des sept, du groupe des dix peut être du groupe des cent et que sais-je encore.

Il est normal que nous créions notre club et notre groupe faisant en sorte que dès aujourd'hui Addis-Abeba devienne également le siège, le centre d'où partira le souffle nouveau: le club d'Addis-Abeba.

Nous avons le devoir aujourd'hui de créer le front uni d'Addis-Abeba contre la dette. Ce n'est que de cette façon que nous pouvons dire aux autres qu'en refusant de payer la dette nous ne venons pas dans une démarche belliqueuse, au contraire, c'est dans une démarche fraternelle pour dire ce qui est.

Du reste, les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique mais ceux qui veulent exploiter l'Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l'Europe; Nous avons un ennemi commun. Donc notre club parti d'Addis-Abeba devra également dire aux uns et aux autres que la dette ne saurait être payée.

Et quand nous disons que la dette ne saurait être payée ce n'est point que nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. Parce que nous estimons que nous n'avons pas la même morale que les autres. Entre le riche et le pauvre, il n'y a pas la même morale. La bible, le coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité; Il faudrait alors qu'il y ait deux éditions de la bible et deux éditions du coran.

Nous ne pouvons pas accepter qu'on nous parle de dignité, nous ne pouvons pas accepter que l'on nous parle de mérite de ceux qui payent et de perte de confiance vis-à-vis de ceux qui ne payeraient pas. Nous devons au contraire dire que c'est normal aujourd'hui, nous devons au contraire reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un pauvre, quand il vole, il ne commet qu'un larcin ou une peccadille tout juste pour survivre par nécessité. Les riches ce sont eux qui volent le fisc, les douanes et qui exploitent les peuples.

Monsieur le président, ma proposition ne vise pas simplement à provoquer ou à faire du spectacle, je voudrais dire ce que chacun de nous pense et souhaite. Qui ici ne souhaite pas que la dette soit purement et simplement effacée? Celui qui ne le souhaite pas, il peut sortir, prendre son avion et aller tout de suite à la banque mondiale payer! Tous nous le souhaitons!

Je ne voudrais pas que l'on prenne la proposition du Burkina Faso comme celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité et sans expérience. Je ne voudrais pas non plus que l'on pense qu'il n'y a que les révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais que l'on admette que c'est simplement l'objectivité et l'obligation et je peux citer dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette des révolutionnaires comme des non révolutionnaires, des jeunes comme des vieux.

Monsieur le Président, ce n'est donc pas de la provocation. Je voudrais que, très sagement, vous nous votiez des solutions. Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette, non pas dans un esprit belliqueux, belliciste, ceci pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner.

Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence.

Par contre, avec le soutien de tous, dont j'ai besoin, nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer, nous pourrons (contribuer) à notre développement.

Et je voudrais terminer en disant que chaque fois qu'un pays africain a une arme, c'est contre un Africain. Ce n'est pas contre un Européen. Ce n'est pas contre un Asiatique. C'est contre un Africain.

Par conséquent, nous devons également, dans la lancée de la résolution de la question de la dette, trouver une solution au problème de l'armement. Je suis militaire et je porte une arme. Mais, monsieur le Président, je voudrais que nous nous désarmions; parce que moi, je porte l'unique arme que je possède, et d'autres ont camouflé les armes qu'ils ont!

Alors, chers frères, avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez nous. Nous pourrons également utiliser ces immenses potentialités pour développer l'Afrique, parce que notre sol, notre sous-sol, sont riches; nous avons suffisamment de bras, et nous avons un marché immense, très vaste — du nord au sud, de l'est à l'ouest. Nous avons suffisamment de capacités intellectuelles pour créer, ou tout au moins prendre la technologie et la science partout où nous pouvons les trouver.

Monsieur le Président, faisons en sorte que nous mettions au point ce front uni d'Addis-Abeba contre la dette. Faisons en sorte que ce soit à partir d'Addis-Abeba que nous décidions de limiter la course aux armements entre pays faibles et pauvres. Les gourdins et les coutelas que nous achetons sont inutiles.

Faisons en sorte également que le marché africain soit le marché des Africains: produire en Afrique, transformer en Afrique, et consommer en Afrique. Produisons ce dont nous avons besoin, et consommons ce que nous produisons, au lieu d'importer.

Le Burkina Faso est venu vous exposer ici la cotonnade (la fabrique du coton): produite au Burkina Faso, tissée au Burkina Faso, cousue au Burkina Faso, pour habiller les Burkinabés (les habitants du Burkina Faso). Ma délégation et moi-même nous sommes habillés par nos tisserands, nos paysans. Il n'y a pas un seul fil qui vienne de l'Europe ou de l'Amérique!

Je ne fais pas un défilé de mode, mais je voudrais simplement dire que nous devons accepter de vivre africains, c'est la seule façon de vivre libres et de vivre dignes. Je vous remercie, monsieur le Président. La patrie ou la mort, nous vaincrons!

Thomas Sankara

Avec un tel discours, le Président Sankara devenait pour les Financiers un scandale qui devait être éliminé. Il fut assassiné le 15 octobre 1987 par un coup d'État mené par Blaise Compaoré (le président actuel), qui se hâta de retourner dans le giron du FMI et de rejeter les réformes de Sankara, ce qui fait que le Burkina Faso compte aujourd'hui parmi les trois pays les plus pauvres au monde. Une semaine avant de mourir, Sankara déclarait: «Les individus peuvent être assassinés, mais vous ne pouvez pas tuer les idées.»

La solution est donc d'éduquer non seulement une seule personne — le chef d'État ou président de la nation — mais toute la population, sur l'escroquerie du système actuel d'argent-dette, et d'informer les gens sur la façon dont un pays peut créer sa propre monnaie sans dette, et garantir la sécurité économique de tous ses citoyens. Telle est l'idée que le journal Vers Demain répand, et comme la vérité, cette idée ne peut pas être éliminée ou réduite au silence, au contraire, elle doit se répandre aux quatre coins de la terre!

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